«Rational choice before the Apocalypse», un ensayo de Jean-Pierre Dupuy (2007)
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Un comentario de Antonio Lafuente sobre el catastrofismo ilustrado de Dupuy:
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catastrofismo ilustrado
El principio de precaución cuenta con muchos detractores. Y aquí no vamos a referirnos a quienes, beatos de la idea (o religión) del progreso nada quieren saber de controles al desarrollo tecnológico. No hablamos de los portavoces de las grandes corporaciones industriales. Tampoco estamos pensando en todos los colectivos luddistas que querrían detener el mundo antes de que, seguros de su diagnóstico apocalíptico, se acabe todo. El problema es que la mitad de la incertidumbre con la que encaramos el futuro procede de las dudas respecto a las acciones que debiéramos emprender para corregir el rumbo.
Jean-Pierre Dupuy está ensayando un punto de vista más exquisito, explorando las posibilidades de un neocatrastofismo. Desde su punto de vista (en muchos puntos compartida por P. Virilo, A. Finkielkraut), la gravedad de la situación en la que nos encontramos convierte en absurda esa actitud tan occidental de identificar todas las catástrofes posibles para, a continuación, diseñar estrategias que nos ayuden a enfrentarlas. Según Depuy la única actitud razonable, más que planificarlas, debiera ser evitarlas, pues nada nos garantiza que las podamos solventar, salvo que sigamos confiando en que nada se le puede resistir al progreso científico.
Las catástrofes se están convirtiendo en acontecimientos que permiten visualizar una suerte de heroísmo anónimo que enmascara la verdadera encrucijada en la que nos encontramos. Del encuentro entre la solidaridad (mundializada) y las tecnopromesas (popularizadas) surge una cortina de humo que impide ver el abismo al que nos aproximamos. Más aún, la actual proliferación de catástrofes está siendo empleada para fortalecer las prerrogativas del estado y recortar las libertades públicas. Pero también hay una especie de, como la llamó John Horgan, caosplexia social que traslada las nociones de caos y emergencia, válidas para hablar de sistemas naturales, al ámbito de lo social, de forma que no falta quien tiene sus esperanzas puestas en las catástrofes, como así parece que sucede entre los ecologistas profundos y los nihilistas.
Lo que Dupuy quiere es que aceptemos (ver el excelente análisis en Le Blog à Guijon), contra los partidarios del principio de precaución, que las catástrofes no son objetos manejables, sino que, por el contrario, son una verdadera amenaza que puede destruirnos. No es verdad, insiste Dupuy, que las catástrofes sean impredecibles. Aparentamos que son lejanas, inaccesibles, irreales (el argumento para una película), porque seguimos empeñados en nuestros cómodos prejuicios, en nuestras viejos atajos mentales.
Y para aclararlo reproduce una deliciosa parábola, la historia del diluvio, según la contó Günther Anders, discípulo de Heidegger y esposo de Hannah Arendt. Aquí la tomamos del libro de Dupuy, Petite Méthaphysique des Tsunamis (2005). Cansado el profeta Noé de ir predicando el diluvio sin que nadie le hiciera caso, decidió cambiar de estrategia: vestirse cómo sólo podían hacerlo quienes habían perdido un hijo o a su esposa (los hábitos del dolor y, entonces, de la verdad). La gentes se le acercaban, movidos por la curiosidad y la superstición, y cuando le preguntaron por quién lloraba, a qué se debían aquellos hábitos, les respondió que su aflicción era por ellos, pues ya estaban muertos. Y hubo alguna burla. “Cuando se le preguntó cuándo había sucedido la catástrofe, les respondió: mañana”. A lo que luego añadiría: “si me presento ante vosotros, es para invertir el tiempo, es para llorar hoy los muertos de mañana. Traspasado mañana, será demasiado tarde”.
O sea que Dupuy también se reconoce deudor del principio de responsabilidad defendido por Hans Jonas (una especie de argumento a favor de de justicia entre generaciones, justicia para los que nos heredarán: ¡los débiles!), un principio que nos exige superar la fascinación ante el futuro y así curarnos de la ceguera que nos impide ver la ruina que se nos avecina. Nuestra sociedad no puede seguir siendo visualizada como del riesgo, sino que tiene que aprender a navegar entre catástrofes, demostrar que hemos aprendido entre el terremoto de Lisboa (1755) y el bombardeo de Hiroshima (1945).
En fin, que no podemos seguir actuando como lo hacían, según Primo Levi, los alemanes justo antes de la II Guerra Mundial, tal como si “las cosas cuya existencia es moralmente imposible no pueden existir”. En fin, temerle al futuro, situarse en un escenario de miedo no encubierto, no es ya un gesto reaccionario, sino el germen de una nueva ilustración: el catastrofismo ilustrado.
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Après nous, le déluge ! Télérama n° 2918 – 15 décembre 2005
Vincent Remy
Devant la multiplication des désastres de grande ampleur, se développe, chez
les philosophes mais aussi chez les scientifiques, un «catastrophisme
éclairé». Qui pose le problème de la responsabilité humaine face au progrès
et à ses conséquences. La fin d’une folle fuite en avant ?
« Regarde les petits êtres qui bougent dans le lointain ; regarde. Ce sont
des hommes. Dans la lumière qui décline, j’assiste sans regret à la
disparition de l’espèce. Un dernier rayon de soleil rase la plaine, passe
au-dessus de la chaîne montagneuse qui barre l’horizon vers l’est, teinte le
paysage désertique d’un halo rouge. » Ainsi Michel Houellebecq s’est-il mis
lui aussi à la fonte des glaces, au Grand Assèchement, à la souffrance
finale des hommes. Science-fictionneur de la dernière heure, il réinvente
l’apocalypse planétaire cinquante ans après la littérature anglo-américaine.
Car, dans les années 60, déjà, avec l’Anglais James G. Ballard et ses romans
aux titres programmatiques – Le Vent de nulle part, Le Monde englouti,
Sécheresse, La Forêt de cristal -, le vent soufflait, les eaux montaient, la
pluie ne tombait plus, l’Afrique se pétrifiait. Aux Etats-Unis, le climat
n’était pas davantage au beau fixe, et un film marqua une génération :
Soleil vert, de Richard Fleischer, en 1973. Souvenez-vous : New York, 2022,
quarante millions d’habitants survivent avec des masques, on conserve
quelques plantes sous cloche, les dominants mangent de rares steaks-salades,
tandis que les dominés doivent se contenter d’un mystérieux tofu baptisé «
soleil vert ».
Trente ans après, où en est-on ? A de rares exceptions près (Le Jour
d’après, de Roland Emmerich, en 2004), la science-fiction a déserté la
catastrophe. A quoi bon lutter avec le réel ? Lorsque sous nos yeux de
gigantesques bûchers de vaches enfument la campagne anglaise, que le World
Trade Center s’effondre, que touristes de Thaïlande et pêcheurs de Sumatra
sont engloutis, que les naufragés de La Nouvelle-Orléans sont abandonnés à
leur sort, que la matière et les corps s’entremêlent sur les écrans de nos
télés ou de nos portables, que pourraient nous dire et nous montrer de plus
romanciers et cinéastes ?
Déplaçons plutôt la question : que faire de toutes ces images ? Quel sens y
a-t-il à rapprocher un désastre sanitaire, un acte de terrorisme, un
tremblement de terre et un cyclone ? Dire, comme le fait Jean-Claude
Guillebaud dans Le Nouvel Observateur, qu’au lieu de céder à leur «
propension naturelle à privilégier le désastre » les médias feraient mieux
de mettre en avant l’élan de « ces hommes et ces femmes qui inventent en
tâtonnant le monde de demain » est un peu court. Car les médias n’ont pas
« inventé » la catastrophe. Pour s’en tenir à la seule question du
réchauffement climatique, ils n’ont fait que relayer tardivement les
certitudes des scientifiques. Dès 1987, après avoir effectué un carottage à
Vostok, au beau milieu de l’Antarctique, afin d’étudier les bulles d’air
emprisonnées dans les glaces depuis cent cinquante mille ans, une équipe
franco-russe découvre une incroyable corrélation entre les courbes de
température de la Terre et les teneurs en gaz carbonique de l’atmosphère :
« C’est alors qu’on a compris que l’homme, en ressortant le gaz que la Terre
avait piégé sous forme de pétrole et de charbon, était en train de modifier
son environnement à grande échelle », rappelle Jean Jouzel. Et voici comment
les climatologues devinrent (avec peut-être quelques généticiens…) les
premiers scientifiques « catastrophistes »…
On connaît la suite : le fameux protocole de Kyoto, convention-cadre des
Nations unies sur le changement climatique, signé en décembre 1997 par cent
quatre-vingts pays, mais refusé par la « méchante » Amérique. Or, que se
passe-t-il dans les « gentils » pays signataires ? Rien, ou presque. Malgré
la modestie de ses objectifs, la France ne parvient pas à tenir les
engagements de son plan climat lancé en juillet 2004. La faute, pour une
bonne part, au développement irrépressible du transport individuel : « Il ne
serait pas pertinent de laisser penser aux citoyens que chercheurs et
ingénieurs pourront résoudre le problème à leur place », lit-on dans le
rapport de la Mission interministérielle de l’effet de serre (Mies), publié
à la mi-novembre. Certes, mais la Mission interministérielle se trompe : pas
davantage que les gouvernements, les citoyens ne pensent que la science
résoudra le problème à leur place. Les citoyens « savent » que le
réchauffement climatique fait peser une grave menace sur l’humanité, parce
que les scientifiques ne sont plus les seuls à les alerter : ouvrages de
vulgarisation, magazines télé ou radio, articles de presse, forums sur
Internet ne se comptent plus. La vraie question est donc : pourquoi, alors
que nous « savons », agissons-nous si peu ?
En cette année 2005 qui s’achève, la seule nouvelle réjouissante est
peut-être que des philosophes nous aident à trouver la réponse… A la
rentrée, dans Nous autres, modernes, recueil de quatre leçons données à
l’Ecole polytechnique, Alain Finkielkraut questionnait la modernité née des
Lumières, qui voulaient soulager le sort des hommes en les rendant « maîtres
de toutes choses » ; et plaçait au coeur d’une remise en question du progrès
la question cruciale de la « responsabilité » (lire encadré). Mais c’est un
autre enseignant de l’Ecole polytechnique, Jean-Pierre Dupuy, qui aura
révolutionné les esprits. Scientifique entré en philosophie par la critique
radicale de la pensée industrielle, effaré par notre incapacité à mesurer
l’ampleur des défis qu’il nous faut relever, Jean-Pierre Dupuy entreprend
une vaste réflexion sur la nature du mal et nous propose une nouvelle vision
du monde : un « catastrophisme éclairé »…
Suivons-le à Lisbonne, car c’est là que tout a commencé, il y a exactement
deux cent cinquante ans : le 1er novembre 1755, la ville entière est
anéantie par un tremblement de terre qui provoque un séisme moral dans
l’Europe accablée. Tout le système métaphysique, qui établissait que le mal,
d’origine divine, n’était qu’un « effet de perspective » dans la meilleure
des Créations possibles, s’effondre : « Direz-vous en voyant cet amas de
victimes : Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leur crime », s’écrie
Voltaire dans son Poème sur le désastre de Lisbonne, récusant ainsi toute
justification du mal : « Je ne conçois plus comment tout serait bien : je
suis comme un docteur ; hélas ! Je ne sais rien ! » En août 1756,
Jean-Jacques Rousseau répond à M. de Voltaire que si l’on « n’avait point
rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages et que si les
habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et
plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être
nul ».
Voltaire contre Rousseau, on n’en est jamais sorti ! L’accroissement
vertigineux de la population mondiale, l’« artificialisation » de la
planète, liés à la volonté prométhéenne d’une humanité désormais seule face
à elle-même, ont eu raison de « l’absurde » voltairien : c’est Rousseau qui
a gagné. Face à n’importe quelle catastrophe dite « naturelle », on
cherche – et on trouve – des explications. Et des responsables, voire des
coupables : le tourisme de masse pour le tsunami asiatique, l’administration
Bush pour le cyclone de Louisiane. Jean-Pierre Dupuy – tout comme Alain
Finkielkraut – s’alarme de cette « rousseauisation » envahissante, qui fait
peser sur l’homme une responsabilité… divine : « Rousseau avait quand même
fait une exception à sa maxime qui rend l’homme responsable des «maux
physiques» qui l’assaillent : la mort. Mais la mort est devenue l’exception
de trop. La notion de «mort naturelle» n’est pas moins menacée
d’obsolescence que celle de «catastrophe naturelle». » Ainsi, un philosophe
de Cambridge, Nick Bostrom, qui compare les cent mille morts « de
vieillesse » quotidiennes de la planète aux deux cent mille morts
accidentelles du tsunami asiatique, a-t-il créé un mouvement, dit «
transhumaniste», qui vise à remplacer « cet être radicalement imparfait
qu’est l’homme par une «post-humanité», grâce à la convergence entre les
nanotechnologies, les biotechnologies, les technologies de l’information et
les sciences cognitives ». En clair, il s’agit de venir à bout de la mort,
ce « problème ».
Ce prométhéisme déchaîné – lié à une absence d’intention maligne – n’est-il
pas ce qui a causé le naufrage du XXe siècle, siècle des plus grandes
catastrophes morales ? « Hannah Arendt, Günther Anders et Hans Jonas, trois
philosophes juifs allemands qui furent les élèves de Heiddeger, nous ont
livré des réflexions bouleversantes et controversées sur ce que Kant
appelait le «mal radical» », rappelle Jean-Pierre Dupuy. Kant – en cela
héritier de Rousseau – voyait une séparation entre le monde de la nature –
sans intention ni raison, habité uniquement par des causes – et celui de la
liberté – où les raisons d’agir tombent sous la juridiction de la loi
morale. Avec les catastrophes d’Auschwitz et de Hiroshima, ce cloisonnement
a volé en éclats : « Lorsque certains seuils de monstruosité sont dépassés,
les catégories morales qui nous servent à juger le monde tombent en
désuétude. Il semble alors qu’on ne puisse rendre compte du mal qu’en des
termes qui évoquent une atteinte irréparable à l’ordre naturel du monde. »
Ainsi pourrait-on expliquer que le terme hébreu finalement retenu pour dire
la catastrophe morale qu’a été l’extermination des juifs d’Europe, Shoah,
désigne une catastrophe naturelle ; et que les survivants de Hiroshima et de
Nagasaki se réfèrent à ces massacres nucléaires en utilisant le mot de…
tsunami.
Ce brouillage croissant entre catastrophe naturelle et catastrophe morale a
donc trouvé ses points d’appui philosophiques : d’un côté Rousseau, pour qui
le mal est entièrement moral, c’est notre affaire ; de l’autre, Hannah
Arendt et Günther Anders, pour qui le mal est comme une sur-nature, il nous
dépasse, nous transcende. Comment sortir de ce jeu de bascule ? En acceptant
ce que Jean-Pierre Dupuy appelle « le mal systémique », qui réunit ces deux
propositions : nous sommes la source du mal, mais celui-ci nous transcende.
« Qu’un mal immense puisse être commis avec une absence d’intentions
mauvaises est évidemment un scandale qui n’a pas fini de bouleverser les
catégories qui servent encore à juger le monde », en conclut Jean-Pierre
Dupuy après Hannah Arendt, qui écrivait dès 1958, dans Condition de l’homme
moderne : « Il se pourrait […] que nous ne soyons plus jamais capables de
comprendre, c’est-à-dire de penser et d’exprimer, les choses que nous sommes
cependant capables de faire. » Nous y sommes. Nous savons en gros à quoi
ressembleront les catastrophes futures : réchauffement climatique,
destruction de l’environnement, technologies échappant à la maîtrise de
leurs concepteurs… « De tout temps, rappelle Jean-Pierre Dupuy, les hommes
ont dû apprendre à vivre avec les conséquences inattendues de leurs
actions », mais le fait nouveau est que nous pouvons déclencher des
processus irréversibles « dans et sur la nature elle-même ».
On en arrive au fameux « principe de précaution », adopté par la France en
1995 (loi Barnier) à travers la Charte de l’environnement, elle-même
inscrite dans la Constitution française, selon ces termes : « L’absence de
certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du
moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et
proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et
irréversibles à l’environnement, à un coût économiquement acceptable. » On
sait qu’un Claude Allègre est parti en guerre contre le principe de
précaution, accusé d’« asphyxier la recherche » et donc de ralentir la
glorieuse marche du progrès. C’est pour des raisons diamétralement opposées
que Jean-Pierre Dupuy condamne ce principe, qui repose sur la théorie
économique du choix rationnel : « Comment évaluer des mesures proportionnées
à un dommage qu’on ne connaît pas ? »
Ce qu’on ne veut pas voir, poursuit Dupuy, c’est qu’avec les risques
écologiques « l’incertitude provient moins de l’existence d’un aléa que de
l’impuissance relative de la science ». On affirme qu’« il faut poursuivre
l’effort de recherche, comme si l’écart entre ce que l’on sait et ce qu’il
faut savoir pouvait être comblé par un effort supplémentaire ». Impossible,
lorsqu’on constate la complexité des écosystèmes, capables de faire face à
toutes sortes d’agressions, jusqu’à « un seuil critique, où ils basculent,
s’effondrent ou forment d’autres types de systèmes qui peuvent avoir des
propriétés fortement indésirables pour l’homme. En mathématiques, on nomme
de telles discontinuités… des catastrophes ». Tant qu’on est loin des
seuils critiques, poursuit Jean-Louis Dupuy, on peut se permettre de «
taquiner les écosystèmes en toute impunité ». Mais si l’on s’en rapproche,
« le calcul coûts-avantages devient dérisoire, puisque la seule chose qui
compte alors est de ne surtout pas les franchir ». Le principe de précaution
ne serait donc d’aucun secours. Le problème ne serait pas que la catastrophe
soit « très peu probable » ou « quasi certaine ». Le problème est qu’« elle
est inscrite dans l’avenir, que nous le savons, mais que nous ne croyons pas
ce que nous savons. Car remettre en cause ce que nous avons appris à
assimiler au progrès aurait des répercussions phénoménales ».
Alors, que faire ? C’est là que reviennent nos philosophes allemands, Hans
Jonas et Günther Anders. Le premier, dans Le Principe de responsabilité, en
1979, développe ce qu’il a appelé « l’heuristique de la peur » : lorsque la
menace qui pèse sur nous est d’ampleur apocalyptique, « on doit accorder un
plus grand poids au pronostic de malheur qu’au pronostic de salut ». Cette
peur liée à la responsabilité « n’est pas celle qui déconseille d’agir, mais
celle qui invite à agir ». Le second, Günther Anders, considère qu’on ne
croit à l’éventualité de la catastrophe qu’une fois celle-ci advenue. Il ne
faut donc pas seulement la prédire, mais l’inscrire dans l’avenir de façon
plus radicale, en la rendant inéluctable. On pourra dire alors que nous
agissons pour la prévenir « dans le souvenir que nous avons d’elle ». Cette
« ruse métaphysique », Anders l’a traduite en récrivant la parabole du
Déluge : Noé annonce le déluge, mais personne ne le croit. Alors il revêt
des habits de deuil, et tout le monde lui demande si quelqu’un est mort. Il
répond qu’il y a eu beaucoup de morts, et qu’ils en sont : « Lorsqu’on lui
demanda quand cette catastrophe avait eu lieu, il leur répondit : demain. »
Et il ajoute : « Quand le déluge aura été, tout ce qui est n’aura jamais
existé. » Dans la soirée, un charpentier puis un couvreur frappent à sa
porte : « Laisse-moi t’aider pour que cela devienne faux »…
Comprendre que nous sommes la source du mal, mais que nous n’en sommes pas
« responsables » ; faire « comme si » la catastrophe était notre destin ;
admettre que la technique ne résoudra pas tous les problèmes posés par la
technique ; savoir enfin que nous n’avons pas de planète de rechange – que
n’existe pas la possibilité d’une île – et que seul un devenir donne sens à
l’humanité : tout cela nous poussera-t-il à agir ?
Dans son dernier ouvrage, L’Engrenage de la technique, André Lebeau,
géophysicien, ancien dirigeant de l’Agence spatiale européenne, raconte
l’histoire de l’île de Pâques telle que l’a révélée le travail des
archéologues. Fragment de terre le plus isolé dans la zone tempérée de notre
planète, l’île de Pâques est colonisée vers l’an 900 par des Polynésiens.
Vers 1400, la population atteint quinze mille habitants. Mais le navigateur
hollandais qui l’aborde le jour de Pâques 1722 découvre quatre cents
individus affamés, divisés en onze clans, survivant sur une terre désolée au
milieu de centaines de statues de pierre gigantesques. L’histoire donna lieu
à toutes sortes de spéculations, dont l’intervention d’extraterrestres. Elle
est plus prosaïque, nous disent les archéologues. L’île était couverte d’une
haute forêt tropicale abritant de nombreux oiseaux. La rivalité des tribus
les poussa à affirmer leur supériorité. Les gigantesques palmiers indigènes,
dont les troncs et les fibres servaient jusqu’alors à construire les bateaux
pour la pêche au large, furent tous utilisés pour déplacer et ériger les
arrogantes statues. L’extinction des grandes espèces végétales signa la fin
de la pêche, l’érosion des sols et la réduction des récoltes. La famine, le
cannibalisme et la dictature s’ensuivirent.
« Les hommes qui peuplaient l’île de Pâques avaient le même cerveau et le
même patrimoine génétique que ceux qui, de la Beauce au Middle West,
peuplent le monde occidental, rappelle André Lebeau. Le comportement
génétique le plus important est la tendance de l’espèce à se constituer en
groupes dotés d’une hiérarchie et qui s’opposent les uns aux autres pour les
ressources et pour l’espace. » La prise de conscience d’une menace globale,
qui commence à susciter des comportements collectifs de dimension planétaire
parfaitement inédits, nous évitera-t-elle le destin de l’île de Pâques…
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